L’Union Européenne publie depuis 2014 un indice répondant au doux nom de DESI (Digital Economy and Society Index, Indice d’Economie et de Société Numérique) dont le but est de comparer l’avancement des états européens en termes de pénétration des outils numériques. La France se trouve classée au milieu de la mêlée, avec d’assez mauvaises notes en déploiement du très haut débit et en utilisation par les PME – allez par là pour vous lancer, amies PME – mais des bonnes notes en formation professionnelle et en administration numérique.
Le choix des indicateurs est à mon sens au moins aussi éclairant que les résultats eux-mêmes : l’omniprésence de l’utilisation d’internet, qui pourtant n’existe pour le grand public que depuis moins d’une génération, est frappante, comme si les usages numériques se limitaient quasiment exclusivement aux services disponibles sur internet.
Mais les sous-catégories qui ont particulièrement attiré mon attention sont la 3a et la 3b, usage d’internet / contenu et communication, sensées traiter des contenus et de l’interaction en ligne. Commençons par décrire les indicateurs.
Le contenu sur internet en 2015, objet de consommation ?
L’étude mesure la pénétration des contenus numériques en Europe en évaluant le pourcentage d’internautes consommant des actualités, de la musique, des vidéos et jeux, de la vidéo à la demande et de la télévision par IP, et la communication par les appels voix ou vidéo sur IP et l’utilisation des réseaux sociaux.
Ces indicateurs, combinés les uns avec les autres, dessinent un réseau dans lequel les contenus sont produits par des services centraux, puis poussés vers des consommateurs dont la seule action est le commentaire et le partage. Pour une étude débutée en 2014, c’est un choix assez surprenant, sachant que la révolution du web 2.0 – dont la principale caractéristique est de décentraliser la production de contenus par la démocratisation des moyens de création et de diffusion – est maintenant bien stabilisée. Malheureusement, les choix des indicateurs sont trop peu motivées pour en tirer une quelconque conclusion éclairée ; est-ce un reflet du lobbying des acteurs historiques de la production de contenus ? Est-ce une impossibilité matérielle d’obtenir des chiffres exploitables ? Mystère.
Les résultats n’en sont pas moins intéressants ; par exemple, la France, créatrice du modèle « triple play », est en tête et pas qu’un peu dans les domaines de la télévision par IP et la vidéo à la demande, alors que nous sommes dans les derniers de la classe pour l’abonnement au très haut débit dont on pourrait pourtant penser qu’elle est une condition du déploiement de ces services. Là se trouve résumée la grande faiblesse de cette étude : aucune corrélation n’est faite entre les indicateurs et aucune tentative d’explication n’est apportée ; d’une part, on peut assez facilement attribuer le relatif faible débit constaté en France à la structure géographique de notre pays – les pays plus physiquement centralisés trustant les premières places – et d’autre part, quelle importance accorder à la pénétration du très haut débit si l’implantation des services l’utilisant le plus en semble totalement décorrélée ?
Mais le chiffre le plus amusant est pour moi le 3b2 : la France est la dernière dans toute l’Union Européenne pour l’utilisation des réseaux sociaux, mesurée comme l’écriture de message ou autres contributions à Facebook, Twitter, etc. J’ai immédiatement rapproché ce chiffre d’un concept très rigolo : le « dark social ».
Le « dark social », késako ?
J’ai vu apparaître le terme en fin d’année 2014, ici ou là ; il semblerait qu’après la vague de croissance des réseaux sociaux, et leur tentative d’apprivoisement pas toujours réussie par les entreprises, les services marketings et communication se soient réveillés d’un seul coup pour s’apercevoir que les moutons les consommateurs avaient le front de parler de tout et n’importe quoi en dehors des réseaux sociaux, loin des capacités d’analyse automatisée : échanger des liens intéressants, donner leur avis sur des produits, etc. D’après les évaluations relayées, nous serions les rois de l’OCDE du « dark social », ce qui entre parfaitement en résonance avec les chiffres de l’Union Européenne.
Au delà de l’ironie de voir nommer « dark social » la communication interpersonnelle qui existe depuis la nuit des temps – donc en opposition avec une tendance pourtant extrêmement récente à considérer qu’il est loisible de rendre public ses avis, ses goûts et ses opinions – il me semble intéressant de juger de la pertinence de considérer que c’est une preuve de maturité numérique que d’utiliser massivement les réseaux sociaux.
Maîtriser les nouvelles technologies de l’information, au delà de l’utilisation des outils, ce doit être comprendre ce qu’est une information, quelle est sa valeur, sa qualité, à qui la transmettre et comment ; dans le cas précis des réseaux sociaux, l’idée selon laquelle tout y est public, directement ou indirectement, et que s’y exprimer revient à aller crier à tue-tête sur la place du village, commence à faire son chemin, mais prend du temps à être complètement intégré dans les modes de pensée du grand public.
En ce sens, il me semble qu’une utilisation modérée et contrôlée des réseaux sociaux relève d’une appréhension plus fine des outils numériques ; du coup, le critère 3b2 ne me semble absolument pas pertinent, dans un sens ou dans l’autre. Il faudrait certainement le remplacer par des critères plus qualitatifs sur la façon d’utiliser les réseaux sociaux, mais ils sont probablement très compliqués à définir et à standardiser à l’échelle européenne.
Mais au moins maintenant, vous saurez qu’en envoyant un email à vos amis sur une nouvelle vidéo YouTube, tel M. Jourdain, vous faites du « dark social » sans le savoir !