Du bon sens dans la prestation de services informatique

Le 28 juin 2016, dans un article intitulé « After Brexit, the people’s spring is inevitable » paru dans le New York Times, Marine Le Pen déclarait à propos des attitudes possibles de l’UE face à la Grande-Bretagne qu’elle pourrait soit la laisser partir sans heurts, soit se comporter en mauvais perdant en lui pourrissant la vie, concluant « Common sense points towards the former » (« Le sens commun incline vers la première ») mais que l’Europe ferait sans doute l’inverse, puisque dans son esprit elle est totalement dépourvue de sens commun. J’ai été assez étonné de retrouver ici l’expression anglaise « common sense », et je suis allée chercher la version française de l’article, et bingo, Marine Le Pen avait employé l’expression « bon sens », une des préférés de nos politiques, dont l’apparition dans le discours est proportionnelle à l’inclination populiste. Qui en effet pourrait s’opposer à ce qui est de bon sens, si ce n’est un sorbonnard coupeur de cheveux en quatre ou un technocrate de Bruxelles borné ? Comme je vais l’exposer ici, il se trouve qu’en général ce sont des gens de très bonne compagnie qui s’opposent au bon sens, et qu’il est rarement une bonne boussole pour qui cherche le vrai, ou son pis aller atteignable, le moins faux.

Le bon sens en philosophie

Commençons par revenir à la traduction anglaise faite par le New York Times, qui à mon avis trahit la pensée de Marine Le Pen en lui faisant parler de sens commun plutôt que de bon sens. L’histoire du sens commun en philosophie commence avec Aristote qui le définit comme la capacité commune aux êtres vivants à prendre connaissance sensoriellement de leur environnement ; dans une étape supplémentaire, uniquement accessible aux être humains, nous nous construisons une vision du monde qui nous devient propre, mais la perception initiale nous serait commune et serait l’apanage d’un sens interne au corps, sans capteur externe comme l’œil ou le nez, comme une sorte de boussole intérieure qui nous pointerait dans la bonne direction.

Chez les romains, l’expression prend un sens légèrement différent, qui fait écho au fonctionnement de l’impérialisme romain : il devient l’ensemble des éléments sur lesquels une société s’entend de façon à rendre la vie commune possible. On se rapproche d’une définition plus intellectuelle du sens commun, qui ressemble à ce qu’on appelle souvent aujourd’hui en français « vivre ensemble ».

Bien plus tard, Descartes viendra démonter ce sens interne qu’aurait les êtres vivants, en mettant d’un côté les sens physiques, et de l’autre la raison dont le siège est pour lui le cerveau – c’était le cœur pour Aristote. Le sens commun grec est pour Descartes une illusion, et il en arrive à le redéfinir comme la capacité supposément innée à différencier le bien du mal sans réfléchir, capacité qu’il bat en brèche en lui opposant le doute méthodique, c’est-à-dire la méthode scientifique, émergente à l’époque, qu’il est parmi les premiers à théoriser.

Par la suite, la peur que la rationalité cartésienne soit impossible à atteindre voire inhumaine a fait ressortir des cartons la version romaine par Giambattista Vico, qu’on qualifiera de sens commun humaniste ; Vico le voit comme les savoirs et croyances partagés à l’intérieur d’un groupe humain quelconque pour permettre à ce groupe de perdurer avec le minimum de conflit interne. Le point important ici est que ce sens commun est relatif au groupe : il n’y a pas comme dans la version grecque de sens commun universel, mais une myriade de compromis plus ou moins explicites, variant dans l’espace et dans le temps. Vico a par la suite poussé sa vision au paroxysme en tentant de définir une nouvelle version de la loi naturelle qui s’appuierait sur un sens commun de l’humanité toute entière ; force est de constater que la méthode scientifique du doute méthodique s’est imposée sans trop de difficultés sur cette idée.

Enfin, Kant écrivit que le seul sens commun était le sens esthétique, c’est-à-dire notre capacité à juger, qui n’est pas commune dans le sens où nous jugerions tous de la même façon, mais dans le sens où nous sommes tous pourvus également de cette faculté à juger, sans qu’on puisse déterminer si un jugement esthétique est plus valide qu’un autre. Comme chez Descartes, ce sens commun s’oppose à la raison.

Finalement, on constate qu’en philosophie, après presque trois millénaires de réflexion, l’idée qu’un sens commun à tous les êtres puisse s’imposer sur la raison a fait long feu. L’histoire des sciences vient à l’appui de cette constatation.

Le sens commun en mathématiques

Les éléments de géométrie d’Euclide est le livre ayant le plus d’éditions après la Bible ; il serait un euphémisme de dire que c’est l’ouvrage scientifique le plus influent de tous les temps. Et pourtant, une de ses clés de voûte, l’axiome des parallèles, que toute personne ayant appris un peu de géométrie de nos jours tient pour tellement évident qu’il ne lui viendrait pas à l’idée de le remettre en cause – et je dis un peu à dessein, ceux qui ont étudié beaucoup de géométrie savent qu’il n’est ni nécessaire ni toujours souhaitable – cet axiome vient à l’encontre d’un des sens communs philosophiques. Il énonce que par un point donné il ne passe qu’une seule parallèle à une droite donnée ; il est équivalent à ce que deux droites parallèles ne se coupent pas, et tout cela fonctionne très bien dans le plan.

Or notre terrain de jeu commun est une sphère, la Terre, et pas un plan ; prenons deux méridiens : dans la géométrie adaptée à une sphère, ce sont deux droites parallèles, or ils ont deux points d’intersection, le pôle nord et le pôle sud physiques. Certaines théories physiques supposent même que l’univers lui-même n’est pas plan au sens d’Euclide. Localement, vous ne verrez pas la différence, mais mesurez des distances terrestres suffisamment grandes et ne pas prendre en compte la courbure de notre planète amène à des erreurs énormes.

L’axiome des parallèles, bien qu’il fasse partie du sens commun de toutes les sociétés des pays développés au sens où tout individu lambda pris dans la rue le considérera comme acquis, s’oppose au sens commun d’une humanité en général qui vit sur une sphère, donc dans une structure où cet axiome amène à des raisonnements faux.

Le sens commun en physique

La physique aristotélicienne – comme par hasard – énonce que les objets les plus lourds tombent plus rapidement. Et cela semble effectivement a priori évident : lâchez une boule de pétanque et une feuille de papier, la boule de pétanque touchera le sol la première, c’est imparable. Marine Le Pen dirait que c’est du bon sens.

Mais maintenant, prenez deux feuilles de papier identiques, et froissez-en une. Si vous lâchez les deux, vous constaterez que bien que leur masse soient égales, celle qui est froissée tombera bien plus vite que l’autre. Pire : si vous en coupez une en eux, et que vous la froissez, elle tombera également plus vite que l’autre, alors que cette fois-ci, elle est moins massive. Ces deux petites expériences triviales prouvent qu’il n’y a pas que la masse dans l’affaire ; actuellement, on considère que deux objets tombent à la même vitesse quelle que soit leur masse ; ce sont d’autres forces qui provoquent les écarts, les frottements, le vent, etc. Une vidéo célèbre montre un marteau et une plume tomber à la même vitesse sur la lune.

Une expérience est d’ailleurs en cours en orbite autour de la Terre pour vérifier à la quinzième décimale cette loi appelée « principe d’équivalence » ; si l’expérience venait à infirmer la loi, cela remettrait en cause une partie de la théorie de la relativité générale, qui est le cadre actuel de la gravitation, rien que ça. Pourquoi une telle expérience ? Parce que la science n’est jamais que la recherche de l’erreur, et que de correction d’erreur en correction d’erreur, on se rapproche toujours un peu plus de la vérité.

Dans la prestation de services informatiques

J’avoue que cet article est plus né de mon aversion pour le bon sens que d’une expérience directement liée à l’informatique, mais le bon sens sévit également dans notre relation à nos clients. Il est très fréquent pendant la phase de recette d’un logiciel d’entendre le client nous reprocher quelque chose qui ne se trouvait pas dans les spécifications fonctionnelles, et il proférera souvent que « c’est pourtant évident ! », justifiant par là du fait qu’on ne l’avait pas écrit pendant la conception.

Au cours de mes diverses incursions dans des domaines professionnels variés – de la garde d’enfants en crèche à la vente de tracteur en passant par le calcul financier, la reconnaissance de la parole ou l’analyse de dossiers administratifs – si il y a bien une chose que j’ai apprise, c’est qu’il n’existe aucune évidence. Par exemple, il est évident pour la plupart des gens, cela fait partie du sens commun, qu’une fois qu’un devis ou un bon de commande est validé, il ne doit plus être modifié ; il se trouve que pour la vente de tissu à la demande, il est inscrit dans le code du commerce qu’étant donné que les machines ne sont pas capables de s’arrêter pile poil sur le métrage attendu, le client recevra et paiera exactement la longueur à laquelle la machine s’est arrêtée : vous commandez 100 mètres, on peut vous en livrer 97 ou 102, et c’est normal. Le devis est alors modifié rétroactivement pour coller au travail effectué.

Dans un autre ordre d’idées, lors d’une réunion client récente, nous étudiions une entité possédant trois propriétés définissant la capacité d’une structure ; trois profils d’intervenants du client étaient présents ; pour le premier, le troisième chiffre ne servait à rien, pour le deuxième, le deuxième chiffre ne servait à rien, et pour le troisième, tous les chiffres étaient importants. L’évidence ne se brouille donc pas uniquement de par les spécificités du métier, mais également par l’angle de vue adopté, que l’on soit comme dans mon exemple des services centraux, de l’encadrement local ou du travail directement opérationnel. D’ailleurs, cet aspect de la problématique informatique, lié au fait que l’utilisateur fait partie du système d’informations, justifie le caractère indispensable des ateliers utilisateur et des suivis post mise en production. La conception se fait souvent dans les services centraux, loin du terrain, en particulier dans les grandes structures, et le développeur est souvent le plus éloigné des utilisateurs finaux, qu’il n’entend qu’à travers de multiples couches ajoutant chacune leur bruit au message initial.

Au bout du compte, le métier de l’informaticien est beaucoup plus de trouver un sens commun à tous les utilisateurs de l’application pour modéliser les données et les processus, puis de présenter ces données nécessairement communes, puisque centralisées dans le logiciel, de façon différente en fonction des profils, des connaissances et de la place de l’utilisateur – en résumé, de son bon sens personnel – que de programmer l’ordinateur lui-même qui ne reste qu’un outil au service de l’exécution automatisée de processus humains.

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